...au cœur du dernier vignoble gessien

La Maison Forte dite de « Confignon »

Par Matthieu de la Corbière
Chercheur à l’Inventaire des monuments d’art et d’histoire du Canton de Genève

On l’ignore parfois, mais, malgré sa faible superficie, Challex est riche d’un important patrimoine monumental médiéval, formé de six bâtiments et sites majeurs hormis les édifices « industriels » (moulins, tuilerie). La commune compte en effet les ruines d’une forteresse et d’un bourg (« La Corbière ») édifiés au cours du XIIIe siècle puis abandonnés aux XVe-XVIe siècles, une ancienne maison « haute » (« Château de Challex ») attestée dès 1289, transformée en deux maisons fortes au XVe siècle réunies en une belle demeure bourgeoise au début du XVIIIe siècle, une église paroissiale (Saint-Maurice) édifiée au début du XVe siècle, et une ancienne église (Saint-Félix) primitivement paroissiale et priorale, puis simple chapelle réduite en grange à la Réforme et convertie enfin en maison d’habitation.

 

Il faut ajouter à cette liste déjà impressionnante deux autres bâtiments tout autant remarquables : la maison « haute » de Mucelle et la maison forte dite de Confignon. Si ces deux édifices ont une histoire bien moins documentée et mouvementée que les ouvrages qui viennent d’être cités, ils constituent cependant des bâtiments dignes d’intérêt. La présente communication s’intéresse à la maison forte dite de Confignon.

 

Les bâtiments primitifs (1291-1360)

 

Le pâté de maisons qui s’élève aujourd’hui au croisement de la rue de la Mairie et de la ruelle de Montbrison s’est substitué à un centre résidentiel et agricole attesté pour la première fois le 20 septembre 1291. Il s’agissait de la résidence d’un lignage de petits seigneurs locaux : les sires de Challex. En l’état actuel des connaissances, il semble que ces chevaliers gravitaient primitivement dans l’orbite du monastère clunisien de Saint-Pierre de Nantua qui détenait dès le XIIe siècle, par l’intermédiaire d’un prieur installé à Saint-Félix, la paroisse et la seigneurie de Challex. Concrètement, ces chevaliers étaient vraisemblablement chargés d’assurer les tâches courantes de police et de sécurité, en veillant sur les personnes, en protégeant les cultures, en poursuivant les voleurs et les criminels, en prélevant des impôts et en exécutant les peines de justice. Lorsque fut édifié le château de La Corbière au bord du Rhône, sans doute dans le premier quart du XIIIe siècle, ce lignage semble avoir également reçu la mission de garder la nouvelle forteresse dont il prit le nom. Cette attribution permit à ces chevaliers de percevoir une série d’impôts supplémentaires destinés à assurer l’entretien du château, où la population trouvait refuge en temps de guerre, et à permettre l’alimentation de la garnison et des chevaux, chargés d’assurer la protection des hommes et des biens.

Mais, outre ces fonctions « publiques », les chevaliers de Challex étaient également à la tête d’un petit patrimoine foncier constitué de bois (la Forêt), de vignes, de prés et de terres labourables essentiellement situés à Challex. Une part était exploitée par le lignage en faire-valoir direct (domaine direct ou réserve) et dont la culture était confiée à un grangier, tandis qu’une autre était affermée à des tenanciers (domaine utile ou censive).

 

La résidence du lignage constituait par conséquent un centre d’exploitation agricole où étaient stockés les fruits des récoltes et des impôts en nature, où étaient remisés les outils agricoles du seigneur, et notamment le train de labour, où étaient abrités les chevaux, les animaux de bât et le bétail et où étaient enfin logés familiers et serviteurs. L’ensemble se caractérisait donc en premier lieu par ses bâtiments agricoles (étable, grange, cellier, colombier, pressoir…) enfermés dans une enceinte en bois. Le tout devait être commandé par une maison « haute » et une maison « basse ». La première constituait une petite tour maçonnée habitable et pouvant supporter un coup de main des bandes de voleurs si fréquentes au Moyen Age. On y conservait par conséquent les denrées les plus précieuses. La maison « basse », primitivement construite en bois, devait constituer pour sa part d’un bâtiment essentiellement résidentiel où logeaient les membres du lignage et les plus proches serviteurs.

 

Loin d’être originale, cette configuration était celle de bon nombre de maisons seigneuriales de nos campagnes gessiennes, genevoises et savoyardes. Mais, à coté de ces fonctions résidentielles et agricoles, le centre domanial était aussi un lieu de réunion au moment du paiement des impôts, lorsque la cour de justice se réunissait (la maison devait d’ailleurs comporter une prison), et lors des tractations rassemblant le seigneur et les prud’hommes de la communauté des habitants.

 

Quatre familles pour une maison : Confignon, Livron, Verdon, Bourgeois (1360-1793)

 

Un mariage prestigieux fit passer vers 1360 le domaine entre les mains du chevalier Richard de Confignon († 1391). Sa fille Elinode, mariée à Humbert d’Hauteville († av. 1422), le légua ensuite à sa fille Aymare, épouse de Louis de Confignon († av. 1455), seigneur de Confignon et de Marlioz. La maison de Challex revenait ainsi dans le giron de la famille de Confignon et y demeura une centaine d’années. Sans perdre son rôle, la maison forte de Challex devint alors une résidence ponctuelle des Confignon qui devaient y habiter à certaines périodes de l’année : au gré des saisons, des récoltes, des affaires de justice, pour régler l’administration du domaine seigneurial ou enfin à l’occasion de visites familiales et de convenances rendues à Challex et aux alentours.

Au cours de cette époque, la maison dut probablement être adaptée au rang social des Confignon ; peut-être a-t-elle été agrandie, exhaussée et embellie par le percement de fenêtres supplémentaires de grande dimension ? On peut également observer que les vestiges du portail de l’enceinte, à l’est, présentent des chanfreins qui peuvent être attribués aux XVe-XVIe siècles. Tel qu’elle se présente aujourd’hui à nos yeux, la maison forte pourrait ainsi essentiellement dater de cette époque.

Les Confignon devaient s’éteindre en ligne directe et masculine vers 1531 avec la mort du chef du lignage, Georges de Confignon, père d’une fille mineure dénommée Bernarde. Celle-ci fut placée sous le tutorat de sa mère, Marguerite de Collombier, qui confia l’administration des domaines familiaux à son beau-frère Claude de Confignon, chanoine de Lausanne. Ce dernier mit à ferme les propriétés et, treize années durant (1534-1547), la maison forte et ses terres furent ainsi « admodiées » à des notaires. En 1547, Bernarde épousait Charles de Menthon, seigneur de Beaumont, mais, le couple étant encore mineur, Jean de Livron, seigneur de Thoiry, semble avoir frauduleusement acquis la seigneurie de Challex. Il l’échangea le 22 janvier 1548 contre des droits (dîmes) et des biens détenus à Thoiry, et fit aussitôt approuver l’acte de permutation par les syndics et le conseil de Genève.

Préférant sans doute le confort de sa maison forte de Thoiry, Jean de Livron paraît néanmoins avoir complètement délaissé la maison forte dite de Confignon à Challex. Or, trente ans après la cession du domaine, Bernarde de Confignon et son époux décidaient de poursuivre le sieur de Livron devant les tribunaux, estimant en effet avoir été lésés dans la transaction conclue en 1548. Il s’ensuivit un procès interminable, l’affaire allant même en appel devant le Sénat de Savoie à Chambéry. Celui-ci se prononça finalement le 11 mars 1587 en faveur de Bernarde ; la dame de Confignon put donc prendre possession de la maison forte de Challex et de ses dépendances par procès-verbal dressé le 21 décembre 1587.

 

Quarante années de mauvaise gestion – il est vrai que l’époque était secouée depuis les années 1530 par les troubles de la Réforme – avaient cependant fort déprécié la valeur du domaine seigneurial. La maison forte était quasiment en ruines et les terres étaient tombées en friches. Bernarde se résolut par conséquent à se défaire du fief de ses ancêtres. Elle vendit certaines terres à Claude de Pobel, baron de la Pierre, et céda la plus grande part du domaine, avec les droits de juridiction et la maison forte, le 5 novembre 1588, à François-Marin de Verdon, coseigneur de La Corbière (château sur le Rhône), pour le prix de 18.500 florins et 25 écus.

 

La fin du siècle était toutefois agitée et ne permit pas de suite la renaissance du domaine. Les années 1589-1593 virent en effet s’affronter les troupes savoyardes, genevoises et françaises ; le conflit ravagea le Pays de Gex. Les frères Roland et François-Marin de Verdon avaient alors pris le parti du duc de Savoie contre la République réformée de Genève. Les Genevois leur firent chèrement payer leur choix, car leurs biens furent pillés à l’été 1589 ; pire, les Verdon furent bien mal récompensés de leur fidélité au duc de Savoie, les troupes à la solde du prince incendiant, au printemps 1590, leur maison forte principale (« Château de Challex ») et pillant leurs biens !

 

Ce n’est donc pas avant le début du XVIIe siècle que l’ancien fief des Confignon put bénéficier d’une reprise en mains ; celle-ci demeure malheureusement assez mal documentée. Il semble en tout cas que la maison forte, peut-être trop exigue, fut bientôt délaissée par les Verdon qui paraissent avoir privilégié leur maison sise au bas de la rue du Château. Ainsi, en janvier 1724, Gaspard de Verdon affermait la maison forte dite de Confignon et son domaine utile en faveur des frères Ramuz, de Dardagny, pour une durée de neuf ans. Au décès de Gaspard de Verdon, vers 1726, le domaine familial passa entre les mains de sa sœur, Antoinette de Verdon, et de son époux Louis de Bourgeois, marquis de Billiat et coseigneur de La Corbière. Les Bourgeois ayant également choisi d’élire résidence dans le « Château de Challex », il est probable que la maison forte dite de Confignon continua d’être confiée à des fermiers jusqu’à ce que la Révolution survienne. Lorsque les troubles révolutionnaires survinrent, les Bourgeois furent en effet contraints de prendre le chemin de l’exil et leurs biens furent alors confisqués par les autorités communales, en janvier-février 1793, puis adjugés à des particuliers.

 

Description de la maison forte au XVIe siècle

 

Après dix années de lutte judiciaire (1578-1587), Bernarde de Confignon était reconnue dans ses droits et autorisée à prendre possession du domaine et de la maison forte de Challex. A cette occasion, le procureur fiscal du bailliage de Gex, Ternier et Gaillard dressait en décembre 1587 un procès-verbal consignant la visite de la maison forte. Ce document nous offre l’exceptionnelle opportunité de saisir la disposition des bâtiments et leur distribution interne.

La visite fut effectuée deux jours durant avec le concours d’experts, maçons et charpentiers, et d’anciens du village de Challex. A la lecture du procès-verbal, on est d’emblée frappé par l’état de délabrement extrême des édifices : la maison du grangier était totalement ruinée, treize portes et des fenêtres manquaient dans le corps de logis principal, la plupart des poutraisons était pourrie voire même certaines poutres tombées, des arbres, dont un noyer, avaient poussé à l’intérieur de l’étable jusqu’à 7 mètres de hauteur ! La ruine de la maison forte et de son domaine agricole était telle que les experts estimèrent leur réparation et leur restauration au coût total de 18.500 florins et 25 écus !

 

D’après ce document, la maison forte était environnée en 1587 par des jardins, des hutins, des vignes et des chènevières. Les bâtiments étaient édifiés à l’intérieur d’une enceinte maçonnée dans laquelle s’ouvrait un grand portail surmonté d’une toiture. La place était occupée par un couvert abritant deux celliers, une étable, à laquelle étaient accolés des latrines et une fosse sceptique, un four, un colombier et à proximité une grange destinée aux bétail et au foin ; enfin, le grangier habitait une petite maison jouxtant, au sud, la grange.

La maison forte proprement dite semblait comporter deux niveaux. Le rez-de-chaussée était occupé par une cuisine, un poêle (pièce chauffée), trois chambres, et, au nord, une remise (« dépense »). Le premier étage comportait trois chambres, dont une pourvue d’une cheminée, et une chapelle. Le procès-verbal mentionne encore l’existence d’une « chambre des prisons » qu’on ne parvient pas à localiser ; était-elle aménagée en sous-sol ou bien à l’extérieur du bâtiment ? L’étage du corps de logis était desservi par une galerie en bois extérieure vraisemblablement accessible par un escalier en bois ; notre précieux document ne fait en effet aucune allusion à une quelconque tour.

 

Par conséquent, le « viret » polygonal (tour-escalier) visible aujourd’hui à l’angle sud du corps de logis principal est sans doute « récent » et se substitua à l’ancien système de circulation en bois extérieur. A la lumière des événements qui sévirent dans le Pays de Gex, on peut déduire que cette tour fut très probablement ajoutée à l’extrême fin du XVIe siècle (après 1593) ou dans la première décennie du siècle suivant. Ceci semble d’ailleurs corroboré par le style de l’écu vide sculpté au-dessus de la porte d’entrée. Les autres transformations, qui ont notamment touché le bâtiment contigu à l’ouest à l’édifice principal, peuvent dater de la même époque, mais il faut bien avouer que les sources nous font cruellement défaut pour affiner l’analyse.

 

Conclusion

 

On vient de le constater, un certain nombre de zones d’ombre restent à éclaircir pour connaître l’évolution de la maison forte de Confignon de ses origines à la Révolution. Mais son histoire reste surtout à écrire après la période révolutionnaire. Son étude pour les XIXe et XXe siècles permettrait en particulier de comprendre les modifications que les bâtiments ont dû subir pour être adaptés à l’évolution des modes de vie. Les fenêtres aujourd’hui en place donnent d’ailleurs une idée des changements intervenus. On constate en outre que l’enceinte protégeant la résidence et ses dépendances fut rasée quasiment sur toute sa longueur. Enfin, le noyau d’habitat qui enveloppa progressivement la maison forte se densifia au point de dissimuler la façade nord des édifices. Mais, en dépit des transformations et des destructions, la maison forte de Confignon constitue encore un bon exemple de demeure aristocratique dans la région genevoise aux XVe-XVIe siècles.

 

Post Scriptum

 

Pour une découverte de la Maison de Confignon et d’une partie du patrimoine bâti de Challex, suivez le parcours de la Corbière

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